mardi 4 février 2014

A quoi sert la philosophie des sciences ?

Avant de véritablement entreprendre un travail de vulgarisation de la philosophie des sciences, peut-être convient-il de situer cette branche de la philosophie. Et également de la justifier : la philosophie des sciences est-elle utile ?

La philosophie des sciences, inutile et dépassée ?

On peut commencer par prendre l'avis de certains scientifiques célèbres...

RichardFeynman-PaineMansionWoods1984 copyrightTamikoThiel bw Stephen Hawking.StarChild

Le physicien Richard Feyman, par exemple, affirmait que la philosophie des sciences est aussi utile aux scientifiques que l'ornithologie l'est aux oiseaux. Stephen Hawking, quant à lui, affirme dans "the grand design" que la philosophie est morte : elle n'a pas suivi les développements récents de la science, de la physique en particulier, et ce sont aujourd'hui les scientifiques qui font véritablement progresser la connaissance.

Ce n'est peut-être pas représentatif de ce que pensent tous les scientifiques aujourd'hui (il y a heureusement de nombreux exemples qui vont dans le sens inverse), mais voilà qui tranche tout de même avec le respect de la philosophie qu'entretenaient les scientifiques du passé, Einstein et bien d'autres, quand ceux-ci n'étaient pas carrément aussi des philosophes, comme Poincaré et encore beaucoup d'autres. D'ailleurs ce n'est qu'au 19ème siècle qu'on a commencé à voir apparaître une réelle distinction entre ces deux métiers : auparavant, les scientifiques étaient des philosophes de la nature.

Alors que s'est-il passé ? La philosophie a-t-elle vraiment perdu le fil ?

Je pense que ce n'est pas manquer de respect envers les qualités scientifiques de ces grands physiciens et excellents vulgarisateurs que sont Feynman et Hawking que de dire qu'ils se trompent sur le statut et le rôle de la philosophie aujourd'hui, de celle des sciences en particulier.

En fait philosophes et scientifiques se côtoient dans de nombreux laboratoires et travaillent de paire sur les mêmes sujets, à la pointe de la recherche. C'est le cas notamment en physique fondamentale, en neurosciences ou dans certains domaines de la biologie. Et de manière générale si les approches philosophiques et scientifiques sont distinctes, elles se recoupent partiellement : on peut dire qu'il y a une continuité entre philosophie et science (à vrai dire la question de savoir s'il y a continuité entre science et philosophie est une question philosophique en soi : certains mouvements, comme l'empirisme logique, ont prétendu le contraire mais cette position a été mise en difficulté par la suite -- j'espère y revenir dans un article dédié).

Les deux domaines de la philosophie des sciences

Mais l'aspect intéressant est que ces deux citations semblent viser deux aspects différents de la philosophie des sciences.

On voit d'ailleurs qu'elles sont contradictoires : Feyman envisage la philosophie comme un domaine distinct de la science, inintéressant, tandis que Hawking l'envisage comme un domaine en concurrence directe avec la science, mais dépassé. Cette contradiction peut s'expliquer simplement : en fait, il me semble que Feynman vise plutôt les aspects épistémologiques, tandis que Hawking vise plutôt la métaphysique.

La distinction entre ces deux domaines de la philosophie des sciences est présentée comme ceci par David Papineau :

"L'épistémologie des sciences traite de la justification des prétentions à la connaissance scientifique. La métaphysique des sciences est l'examen des traits philosophiquement intriguants du monde tel que le décrivent les sciences. En effet, l'épistémologie des sciences se demande si les théories scientifiques sont vraies, tandis que la métaphysique des sciences considère ce que ces théories nous apprendraient du monde si elles étaient vraies."

Dans le domaine de l'épistémologie, on peut effectivement être amené à étudier le travail scientifique "comme on étudie le comportement des oiseaux" (mais j'espère que le travail des scientifiques est plus réfléchi que celui des oiseaux...). La métaphysique quant à elle s'intéresse plutôt à la nature de la réalité, comme le font les sciences, mais sous un angle un peu différent, plus général.

Ces deux physiciens se trompent peut-être justement parce qu'ils réduisent la philosophie des sciences à un seul de ces deux aspects, alors que ces deux aspects ne sont pas indifférents l'un à l'autre. En effet, comprendre ce qu'est une théorie scientifique et en quoi consiste le travail du scientifique peut nous aider éclairer la nature de la réalité, notamment à travers la façon dont il faut interpréter les théories, ce qui peut avoir un impact sur certaines considérations métaphysiques.

La différence entre science et philosophie

En fait contrairement à ce que semble penser Hawking, la philosophie n'est pas vraiment en concurrence directe avec la science, pas même sous son aspect métaphysique.

Ce qui peut amener Hawking à penser que la philosophie est morte, c'est qu'elle ne produit pas vraiment de nouveaux résultats théoriques. Mais ce n'est pas son but. Le travail du scientifique est relativement bien délimité : il s'inscrit généralement dans un cadre théorique et expérimental qu'il essaie de développer pour résoudre des problèmes ou de confronter à de nouveaux domaines. Le travail du philosophe concerne plutôt l'interprétation des théories que le développement de ces théories. Cette interprétation demande de replacer les choses dans un cadre plus large (que ce soit un cadre abstrait, purement conceptuel, ou un cadre plus concret lié à la pratique expérimentale). Mais il n'y a pas de raison de penser comme Feynman que cette interprétation ne devrait pas intéresser le scientifique, dans la mesure où elle peut l'aider dans son travail, par exemple en guidant ses intuitions.

Peut-être qu'on peut prendre des exemples. Il se trouve que certaines théories modernes en physique tendent à faire disparaître le paramètre temps de nos modèles théoriques. Certains physiciens se sont alors écriés "la science nous montre que le temps n'existe pas !" Mais est-ce bien vrai ? Voilà une question pour le philosophe.

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Celui-ci devra être bien attentif à la façon dont le temps disparaît des modèles physiques. Il doit donc disposer d'un bagage technique. Mais il pourra aussi s'interroger sur la façon dont ce modèle est sensé être confronté, en pratique, à l'expérience, et donc prendre en compte des aspects épistémologiques : est-ce que le temps ne joue pas un rôle essentiel dans la pratique expérimentale, même s'il n’apparaît plus dans les modèles ? Est-ce qu'il n'est pas subrepticement réintroduit par la petite porte, dans la manière dont les modèles sont interprétés pour être confrontés à l'expérience ? Est-il concevable ou non de l'éliminer et qu'est-ce que ça implique ?

Il pourra aussi s'interroger sur les rapports entre la physique et les autres disciplines : si le temps n'existe plus, exit la causalité. Mais la causalité ne joue-t-elle pas un rôle essentiel en chimie et en biologie ? Faudrait-il la réinterpréter différemment ? Est-ce possible ou est-ce qu'on rencontre des difficultés ? Tout ceci dépend bien sûr de la façon dont on conçoit les rapports entre biologie et physique.

Et puis il pourra finalement s'interroger sur des aspects plus intuitifs, qui ne sont pas vraiment reliés aux sciences. Des aspects qui concernent ce que Sellars appelle l'image manifeste du monde, par opposition à l'image scientifique : le temps tel qu'il est vécu, ou plus prosaïquement tel qu'il est utilisé dans le langage courant, et ce que ça reflète de nos intuitions générales à son propos, intuitions qui ne sont pas nécessairement à prendre pour argent comptant, mais dont il faut néanmoins rendre compte et qui ne sont pas forcément épuisées par une conception purement scientifique du temps -- ou bien peut-être que ça dépend de la manière dont on l'interprète.

Et bien sûr, est-il besoin de préciser, tous ces questionnements ne partiront pas de zéro : ils s'inscriront en fait précisément dans un ensemble de discussions philosophiques plus anciennes sur la nature du temps et de la causalité, en rapport à la façon dont ces notions sont utilisées dans les différentes disciplines scientifiques ou dans l'usage courant des termes. Les débats prendront donc rapidement une tournure plus technique et méticuleuse en reposant sur la littérature existante.

On voit bien que le philosophe et le scientifique ne font pas la même chose. Il ne s'agit pas pour le philosophe de s'accaparer les problèmes du scientifique, mais de se poser des questions que celui-ci n'a tout simplement pas le temps de se poser, et qui dépassent le cadre de sa discipline. Le physicien a le droit de penser, en son for intérieur, que ce qu'il découvre sur le temps dans le cadre d'un modèle théorique doit impacter tous les domaines de l'existence (les physiciens ont parfois tendance à penser ça), mais jusqu'à preuve du contraire, ça reste une opinion strictement... philosophique.

Une vision unifiée

Voilà pour donner une idée générale, à titre d'illustration, de la manière dont peut fonctionner la philosophie des sciences. Le but de tout ça, si on parvient à éviter de se perdre dans les méandres de la technicité, c'est de tenter de construire une vision globale du monde qui puisse relier et unifier de manière cohérente les différents domaines de la connaissance. Et tant qu'aucune discipline ne sera auto-suffisante au point de s'interpréter elle-même indépendamment des autres domaines, il restera une place pour un tel projet.

(D'ailleurs on ne peut s'étonner que les différents domaines de la philosophie soient eux-même liés les uns aux autres : la philosophie du langage, qui étudie le rapport entre langage et réalité, intéresse la philosophie des sciences qui s'occupe de la représentation scientifique du monde, qui elle-même intéresse la philosophie de l'esprit, dans sa quête du rapport entre les aspects mentaux et physiques, qui ira ensuite informer la philosophie morale pour sa conception de l'agent moral, dont les différentes théories pourront servir la philosophie politique dans son étude des fondations de nos systèmes sociaux... Et ainsi de suite.)

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Voilà pour ce deuxième billet, toujours introductif et général, et qui est un peu aussi un billet d'opinion (parce qu'il doit exister autant de définitions de la philosophie que de philosophes). Mais c'est promis, dans les futurs billets, je m'attaquerai à des thématiques plus précises, dans une vraie optique de vulgarisation.

4 commentaires:

  1. C'est drôle, vous dites que Feynman a tort de penser que la philosophie des sciences est inutile au scientifique et tout ce que vous trouvez comme exemple, c'est une question que les scientifiques se posent et qu'un philosophe peut aussi se poser... Mais n'y répond pas! Faudrait la prochaine fois utiliser un exemple où il y a une question et une réponse... Car jusqu'à preuve du contraire, la réalité montre que c'est Feynman qui a raison...

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    1. Je suppose que vous voulez parler de la question du temps, qui n'est en fait pas "une question" mais un vaste ensemble de questions philosophiques qu'on peut se poser à son sujet (vous pouvez lire ceci pour une introduction grand public à ce champ de recherche : https://www.academia.edu/16593393/Le_temps_introduction_grand_public_ voir aussi les articles consacrés de ce blog).
      Or il ne s'agit pas de questions que les scientifiques peuvent se poser dans un cadre théorique, quand bien même nos théories scientifiques les informent, mais bien de questions philosophiques auxquelles la science répond pas directement.

      Vous ne pouvez dire "la philosophie n'y répond pas" que si vous adoptez des critères scientifiques de ce qui constitue une bonne réponse à une question (fournir une hypothèse testable empiriquement par exemple), ce qui revient à demander à la philosophie de faire de la science : évidemment, avec de tels critères, la philosophie ne peut être qu'inutile, puisque soit elle fait de la science et alors elle n'est plus vraiment de la philosophie, soit elle n'en fait pas mais alors elle ne "répond" pas vraiment à ses questions ! Mais adopter de tels critères revient ni plus ni moins à décréter que tout ce qui n'est pas de la science est inutile, ou encore que toutes les questions qui ne peuvent recevoir de réponse scientifique ne sont pas de vraies questions, ce qui est une pétition de principe et n'est pas forcément une façon très fructueuse de penser les choses. C'est en tout cas (ironiquement) un positionnement philosophique qui ne va pas sans dire (voir les entrées de ce blog sur l'empirisme : http://philosophiedessciences.blogspot.be/2014/02/scientisme-et-empirisme.html et http://philosophiedessciences.blogspot.be/2014/02/scientisme-et-empirisme-suite-la.html). Ce type de vue était entretenu par des philosophes comme Carnap au début du 20ème siècle, mais les débats qui s'en sont ensuivi ont bien montré leur insuffisance.

      Selon moi il est clair que la philosophie a avancé sur les questions liées au temps par exemple, en clarifiant les concepts en jeu, en délimitant les différentes positions possibles et les arguments associés, et je pense que c'est son rôle : la philosophie a fait son travail non pas quand elle a obtenu "une question et une réponse", mais plutôt quand elle est parvenue à poser correctement une question et en a délimité les enjeux, par exemple d'une manière qui puisse ensuite faire l'objet d'une enquête scientifique.
      A ce titre la "réalité" (quoi que vous entendiez par là) montre que Feynman a tort, puisque les apports de la philosophie dans le champ scientifique sont très nombreux (fondation des mathématiques et de la logique, théorie des jeux, béhaviorisme, ...) et qu'on trouve à l'origine de toutes les disciplines scientifiques modernes, que ce soit la physique, la biologie, la psychologie ou l'économie, une tradition philosophique qui la précède et lui donne ses bases. Il faut se défaire d'une image idéalisée de la science comme le fait de génies isolés qui produiraient des théories ex-nihilo, à l'interprétation univoque, qui pourraient ensuite être simplement testées par confrontation à l'expérience.

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  2. Très intéressant et remarquablement bien vulgarisé, cet article. Cela donne de nombreuses ouvertures. Je pense que les définitions de Papineau à propos de l'épistémologie et la métaphysique des sciences, ne permettent pas de saisir correctement la doctrine de la classification naturelle chez Pierre Duhem. En effet, la frontière entre ces deux domaines semble plus flou qu'il n'y paraît. La classification naturelle possède une valeur épistémologique et métaphysique, et ne rentre pas bien dans le cadre de ces définitions...

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    1. Oui, il est clair que les deux questions ne sont pas indépendantes. Se "demander si les théories sont vraies" (et en quel sens) peut recouvrir pas mal de subtilités en pratique... Après je ne sais pas s'il existe de meilleure façon de formuler les choses (si vous avez je suis preneur !)

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