lundi 26 janvier 2015

La direction du temps

Bundesarchiv Bild 135-S-18-07-16, Tibetexpedition, Volksfest, Bogenschütze

Nous nous sommes intéressés dans le dernier billet à l'existence du présent, du passé et du futur. A l'occasion de cette semaine thématique sur le temps au c@fé des sciences, attaquons nous dès aujourd'hui à cette deuxième facette du temps : la direction du temps.

La question est de savoir s'il existe une direction intrinsèque au temps, du passé vers le futur, c'est à dire si la direction passée se distingue fondamentalement de la direction futur, et donc si parler d'écoulement du temps a un sens. Au programme, nous verrons les tentatives pour réduire cette flèche du temps à autre chose, inspirées par la thermodynamique. Si elles y parviennent, la direction du temps ne serait pas un aspect intrinsèque au temps: ce serait, disons, un effet de perspective. Mais nous nous intéresserons aussi aux contre-arguments de ceux qui ne sont pas convaincus par cette approche.

Mais d'abord, on peut commencer par relever quelques intuitions à ce sujet.

Nos intuitions sur la direction du temps

En fait le temps et sa flèche jouent un rôle essentielle dans notre façon commune de voir les choses. Nous avons une mémoire du passé. Nous pouvons observer des traces d'événements passés, mais pas futurs. Dans le langage courant, la quasi totalité des énoncés sont "tensés", c'est à dire qu'ils sont des affirmations exprimant des états soit présent, soit passés, soit futurs, mais pas atemporels (seules certains énoncés abstraits, comme les énoncés conceptuels ou philosophiques de cet article ou les énoncés mathématiques, échappent à cette règle). Nous différencions donc très naturellement le passé du futur.

La direction du temps en particulier est assez fortement liée à la causalité, qu'on pense habituellement avoir lieu du passé vers le futur. Or la causalité est omniprésente dans nos représentations et dans le langage courant, que ce soit explicitement ou implicitement (par exemple dans les verbes d'actions ou les propriétés qui correspondent à des dispositions : la fragilité, la solubilité... Ou simplement la persistance des objets dans le temps).

La direction du temps joue également un rôle dans les explications en général. Quand on veut expliquer quelque chose, on invoque des faits passés à cette chose, pas futurs ! La chaise s'est brisée parce que je me suis assis dessus avant, mais pas l'inverse. C'est notamment le cas dans les explications scientifiques en général, qui évacuent la notion de "cause finale" proposée par Aristote.

Pour finir il y a notre expérience courante et nos attitudes face au temps : n'est-il pas rationnel d'être soulagé qu'un événement pénible soit terminé, et d'appréhender ou d'être impatient à propos d'un événement futur ?

En fait, sans la flèche du temps, c'est un peu tout notre monde qui s'écroule.

Quelques arguments philosophiques

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Certains auteurs défendent pourtant que l'idée d'écoulement du temps ne fait pas sens, parce que ça supposerait implicitement une dimension de temps supplémentaire au sein de laquelle il s'écoule (en effet on pourrait demander "à quelle vitesse s'écoule-t-il ?") et alors on aurait une régression à l'infini. Cependant l'argument n'est pas fatal : on peut y voir une simple querelle verbale. En fait ce n'est pas le temps qui s'écoule, mais les choses qui s'écoulent dans le temps. Et s'il fallait vraiment trouver une vitesse, on pourrait très bien répondre : une seconde par seconde, puisque quand une seconde s'est écoulée, et bien, je vous le donne en mil : une seconde s'est écoulée...

Laissons donc cette inquiétude de côté en supposant que l'idée d'écoulement du temps fait sens.

Une autre inquiétude pourrait être liée à la question qui nous préoccupait dans le dernier article, à savoir la question de savoir s'il existe un présent objectif. Est-ce nécessaire d'avoir un présent objectif pour parler d'écoulement du temps ?

C'est peut-être le cas si on pense que la différence essentielle entre le passé et le futur est que le futur est ouvert et indéterminé tandis que le passé est clos, mais à strictement parler, les deux notions sont indépendantes, si bien qu'il est possible de défendre la direction du temps sans pour autant penser qu'il existe un présent objectif. Il suffit qu'en chaque instant il soit possible de différencier les directions passé et futur et que le temps s'y écoule dans un sens.

(Nous avons évoqué dans le dernier article des arguments basés sur la relativité contre l'idée de présent objectif. Cependant en relativité, le temps reste une dimension distincte de l'espace, et la notion de cône de lumière futur et de cône de lumière passé est parfaitement définie et objective en chaque point de l'espace-temps. A partir du moment où deux événements peuvent être causalement reliés (par exemple par un signal lumineux), n'importe quel observateur s'accordera pour dire que l'un se situe dans le passé de l'autre. Il peut donc ne pas y avoir de présent objectif, mais toutefois une direction du temps.)

Voilà donc quelques intuitions qui nous motivent à penser que la direction du temps serait un aspect fondamental du temps lui-même, et quelques doutes écartés. Mais une intuition n'est jamais décisive en matière d'argumentation, et donc il nous faudrait examiner les choses de plus près... Notamment en s'intéressant au contenu des théories scientifiques. Si la direction du temps est fondamentale, est-ce que ça ne devrait pas se refléter d'une manière ou d'une autre dans ces théories ? Peut-être par exemple dans les lois fondamentales que ces théories postulent ? Voyons un peu ce qu'il en est.

L'irréversibilité en thermodynamique

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La science s'intéresse à expliquer les phénomènes naturels. Or il existe de nombreux phénomènes qui sont temporellement asymétriques, qui ne se produisent que dans un sens. Mon lait se diffuse progressivement dans ma tasse de café. Un verre se brise. Un être humain vieillit. Tout ça nous amène à voir une distinction assez nette entre les directions passé et futur.

Or si la science est à même d'expliquer ces phénomènes, peut-être peut-elle aussi nous renseigner sur ce qui pourrait fonder la direction du temps ? Peut-être ces phénomènes seraient-ils sous-tendus par des lois scientifiques temporellement asymétriques par exemple ? Nous allons toutefois devoir faire face à un argument important, très souvent invoqué dans la littérature et dans la vulgarisation scientifique, qui vise à montrer que l'asymétrie temporelle des phénomènes ne serait pas fondamentale.

Il existe en effet historiquement un domaine de la science qui a postulé une loi de la nature temporellement asymétrique : c'est la thermodynamique, qui s'intéresse notamment aux transferts de chaleur, et qui a été développée au début de l'aire industrielle. La seconde loi de la thermodynamique stipule que l'entropie d'un système ne peut qu'augmenter ou rester stable avec le temps.

L'entropie est une notion un peu technique, mais disons que l'idée était à l'origine d'exprimer le fait que "l'énergie utile" d'un système finit par se dissiper avec le temps. L'énergie utile, ce peut être notamment une différence de température ou de pression entre deux gaz. Cette différence peut créer un mouvement qui peut permettre d'actionner des pistons dans une machine à vapeur. Mais si on laisse les deux gaz se mélanger librement, la différence de température ou de pression finira par disparaître (de même que si je met de l'eau chaude dans un bain froid, le tout finit tiède). L'entropie aura atteint son maximum. C'est ce qui fait qu'une machine à vapeur ne peut pas fonctionner indéfiniment sans être alimentée par une source d'énergie (on pourrait en fait parler de source de "néguentropie", d'entropie négative).

La seconde loi de la thermodynamique différencie donc le passé du futur, et il semblerait raisonnable de penser qu'elle puisse nous renseigner sur la flèche du temps.

L'hypothèse du passé

Schefer Trains
La thermodynamique a été développée à l'époque où la physique de Newton était prévalente. Mais il y a un problème : les lois de Newton sont toutes temporellement symétriques. Comment espérer réduire la thermodynamique, qui postule des lois asymétriques, à une physique dont toutes les lois sont symétriques ? Impossible ?

C'est pourtant le tour de force qui a été réalisé au 19ème siècle, notamment grâce à Boltzmann.

L'idée est la suivante : un état d'entropie faible est en fait un état statistiquement improbable. Or, statistiquement toujours, un état improbable aura tendance à évoluer vers un état plus probable. Ce qui explique l'asymétrie temporelle en thermodynamique, donc, ce ne sont pas les lois de la nature : c'est le fait que l'état initial d'un système en déséquilibre thermodynamique est un état très particulier ! L'asymétrie ne concerne pas les lois fondamentales de la physique, mais plutôt les conditions initiales des systèmes que l'on étudie.

Prenons l'exemple d'un jeu de billard. Initialement, les boules sont parfaitement rangées. Mais il est hautement improbable que les boules se soient trouvée dans un tel état par hasard. Si maintenant on frappe les boules, elles vont se disperser sur la table vers un état statistiquement plus probable : c'est à dire qu'il y en aura un peu partout. C'est la même chose qui se produit en quelque sorte quand on mélange un gaz chaud et un gaz froid : l'ensemble fini par atteindre un équilibre, qui correspond généralement à une certaine uniformité.

(Ce type de raisonnement a fait couler beaucoup d'encre notamment sur l'utilisation qui est faite des statistiques et la notion "d'état plus ou moins probable". Celle-ci suppose implicitement une distinction entre état macroscopique, associé à une connaissance imparfaite, et état microscopique déterminé. Cette coupure peut paraître au premier abord arbitraire : tous les états de la table de billard ne sont-ils pas, au niveau fondamental, équiprobables ? L'entropie serait-elle une notion subjective ? Pas nécessairement en fin de compte, mais n'entrons pas trop dans les détails techniques et acceptons l'argument.)

Billard
Reste à expliquer comment le système a pu arriver dans état initial si particulier. Il semble qu'on a simplement repoussé le besoin d'explication d'un cran. Et bien continuons : cet état si particulier d'entropie faible doit s'expliquer par un état passé d'entropie encore plus faible qui lui a donné lieu. Et ainsi de suite, jusqu'à l'origine de l'univers. L'asymétrie du temps, dans son ensemble, s'expliquerait donc finalement par le fait que l'univers, à son origine, était dans un état extrêmement improbable.

C'est ce qu'on appelle l'hypothèse du passé.

Et la physique contemporaine ?

Voilà donc un argument qui tente de réduire la direction du temps : celle-ci ne serait pas fondamentale, et en particulier on ne la trouverait pas dans les lois de la nature, elle s'expliquerait par d'autres faits (par l'état initial de l'univers).

L'avantage de cette explication est qu'elle est économique. Pour autant n'allons pas trop vite en besogne. Cette explication date de la physique classique, mais la physique a bien évolué depuis. Or on peut relever un certain nombre d'asymétries temporelles dans la science contemporaine, qui sont, elles, plus fondamentales. Examinons les d'un peu plus près.

2006-01-14 Surface waves
  • D'abord certaines réactions de la physique des particules violent la symétrie du temps (on parle de violation de la symétrie CP, qui implique une violation de la symétrie temporelle). Malheureusement il s'agit de phénomènes assez exotiques qui ne se produisent pas assez fréquemment pour expliquer "notre" flèche du temps.
  • Ensuite, en physique, les émissions d'ondes électromagnétiques ne sont pas temporellement asymétriques. Les ondes qui "remontent le temps" (on parle d'ondes "avancées" plutôt que "retardées"), qui correspondraient à une émission vers le passé, sont explicitement exclues par les physiciens, on les qualifie de "non physiques". Cependant cette asymétrie ne permet pas non plus de fonder la flèche thermodynamique du temps (ne serait-ce que parce que la thermodynamique s'applique aussi bien à des gaz dont les molécules ne sont pas chargées électriquement). De plus certains proposent de formuler une "hypothèse du passé" pour expliquer cette asymétrie, selon un raisonnement similaire : une émission électromagnétique "à l'envers" correspondrait à une évolution vers un état statistiquement improbable (on peut prendre l'image des ondes créées par une pierre jetée dans l'eau : imaginez que le phénomène se déroule à l'envers...). Pas décisif, donc.
  • En cosmologie, l'expansion de l'univers est temporellement asymétrique. Mais encore une fois, ça n'explique pas forcément la flèche du temps thermodynamique, et ça peut s'expliquer par des conditions initiales plutôt que par des lois asymétriques.
  • En mécanique quantique, la décohérence est un phénomène temporellement asymétrique. Cependant il est fondé sur des lois réversibles et s'explique lui aussi par une hypothèse du passé.
  • Enfin, il reste les interprétations de la mécanique quantique : certaines interprétations invoquent des phénomènes stochastiques (c'est à dire du hasard) pour résoudre le fameux "problème de la mesure". Elles invoquent explicitement des lois temporellement asymétriques.

Une solution par la mécanique quantique

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Attardons-nous un peu sur ce dernier point, car il constitue la seule solution convaincante pour qui voudrait défendre l'idée d'une direction du temps sur la base des lois physiques.

On sait que les phénomènes prédits par la mécanique quantique sont imprévisibles. Pour autant la question de savoir s'il s'agit d'une imprévisibilité "épistémique" (relative à notre ignorance ou à notre point de vue sur le monde) ou "ontologique" (une imprévisibilité fondamentale dans l'évolution du monde) n'est pas résolue par cette théorie : c'est une question d'interprétation.

Or certaines interprétations de la mécanique quantique optent pour une imprévisibilité ontologique dans le monde, ce qui implique de postuler l'existence de processus aléatoires, qu'on appelle "effondrement (ou projection) de la fonction d'onde" (rappelez vous, on en a déjà parlé).

Si l'on postule de tels processus, alors en effet les lois de la physique sont temporellement asymétriques. De plus, dans la mesure où la mécanique quantique s'intéresse au niveau le plus fondamental, à ce qui constitue les objets macroscopiques, cette asymétrie est à même de fonder la flèche du temps thermodynamique : l'entropie augmenterait en fait à cause de ces phénomènes aléatoires.

(elle résout également les réserves dont nous parlions à l'égard de l'utilisation des statistiques, et de l'aspect apparemment subjectif de la notion d'entropie : les statistiques s'appliquent sans problème parce qu'il y a une indétermination réelle dans l'évolution du système.).

Ceci dit on ne fait pas pour autant l'économie de l'hypothèse du passé, puisqu'il faut encore expliquer pourquoi les systèmes se trouvent initialement dans des conditions particulières, et pas dans un état d'équilibre. Son intérêt est qu'elle permet d'envisager une direction du temps fondamentale plutôt que dérivée de conditions initiales, tout en éclairant le rôle des statistiques et des probabilités en thermodynamique. Le seul problème est que tout ceci dépend de l'interprétation de la mécanique quantique, et qu'il n'existe pas de consensus aujourd'hui...

Quelques objections à l'explication thermodynamique du temps

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Si l'on exclut cette dernière possibilité, on peut dire qu'en science, la direction du temps semble pouvoir se réduire à une question de conditions initiales plutôt que d'être un aspect fondamental du temps.

Si tel est le cas, il n'y aurait pas vraiment de passage du temps : celui-ci serait plutôt de l'ordre de l'illusion. Le passage du temps ou le changement tiendraient uniquement au fait que différents événements sont situés à différents moments, et si tout s'arrêtait de changer et de bouger dans le monde pendant un certain temps, si nous étions en état d'équilibre complet, il n'y aurait plus de passage du temps non plus. (Bien sûr il est toujours possible de penser que le passage du temps serait réel, mais subjectif : ce serait un phénomène relatif à l'esprit plutôt qu'un aspect objectif du monde. Ceci dit cette option ne semble crédible que dans le cadre d'un dualisme. Mais passons.)

Nous l'avons vu, il existe une porte de sortie : certaines interprétations de la mécanique quantique. Mais même en l'absence de cette porte de sortie, certains auteurs ne sont pas convaincus par cette tentative de réduction.

Un premier problème est que la flèche thermodynamique du temps est statistique, c'est à dire qu'elle vaut en moyenne, à partir d'une certaine échelle assez grande, mais au niveau microscopique et sur des échelles de temps courtes, la seconde loi de la thermodynamique peut parfaitement être violée (et même sur des échelles arbitrairement grandes si l'univers est de taille et de durée infinie). On peut voir un système se diriger temporairement vers une entropie plus faible, vers un état moins probable.

Doit-on inférer que dans ces cas la direction du temps y est localement inversée et que les phénomènes et la causalité s'y produisent à rebours du temps ? Si un être humain se trouvait dans un tel état et dans un tel environnement, verrait-il les choses se déroulant "à l'envers", évoluant vers un état improbable, ou les verrait-il exactement comme nous, mais son expérience se déroulerait dans le sens contraire du temps ?

Mongol soldiers by Rashid al-Din 1305
Si la direction du temps est entièrement réductible à la variation d'entropie, c'est sans doute la dernière option qui est la bonne. Mais alors les termes "avant" et "après" deviennent ambigus : doivent-ils faire référence à la flèche du temps locale, ou à la flèche du temps globale uniquement ? Dépendent-ils du contexte ou du point de vue ?

Tout ceci semble conceptuellement un peu bizarre, et il faudrait en conclure que la notion de "avant" et "après" n'a pas vraiment de sens, que c'est uniquement une notion pratique.

Par ailleurs, on peut remarquer que dans "hypothèse du passé", il y a "passé". De même dans "condition initiale", il y a "initiale". Rappelez vous comment nous avons introduit l'argument thermodynamique : nous avons parlé d'un état initial à partir duquel les choses évoluent. Est-ce que ça n'implique pas déjà implicitement une direction du temps ? L'argument ne serait-il pas contradictoire ? Quel sens y aurait-il à parler "d'hypothèse du futur" par exemple ?

En fait la seule façon de ne pas faire de l'hypothèse du passé une contradiction, c'est d'en fait une sorte de tautologie : disons que par "passé" on entend : la direction suivant laquelle l'entropie est la plus faible. Mais est-ce crédible ?

La flèche thermodynamique explique-t-elle tout ?

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On peut accepter que les notions de "avant" et "après" soient avant tout pratiques, et que le l'hypothèse du passé soit une sorte de tautologie définissant le passé global de l'univers comme sa direction de faible entropie. Cependant tout ceci suppose que l'ensemble de nos façons de parler du passé (ou de l'avant), y compris nos états psychologiques, puissent être entièrement fondés sur la flèche thermodynamique du temps et sur la notion d'entropie : notre mémoire du passé (et pas du futur), le fait qu'on explique les choses par leur état passé plutôt que futur, le sens de la causalité et de l'explication, nos états intentionnels (notre appréhension du futur, nos regrets du passé).

Ceux qui évoquent la thermodynamique comme explication ultime de la flèche du temps on souvent tendance à faire des extrapolations : par exemple, en affirmant qu'une basse entropie correspond à un état "plus ordonné". Ceci permet d'expliquer que l'on ait des "traces" du passé : quand on voit une trace de pas dans le sable, on en infère que quelqu'un est passé par là, parce que la trace est un état "ordonné" improbable qui doit s'expliquer par un autre état ordonné, en l'occurrence le passage de quelqu'un.

Mais ce type d'extrapolations de l'entropie à l'ordre n'est pas toujours fiable. La trace de pas a-t-elle réellement une entropie définissable, au sens thermodynamique, ou juge-t-on de son improbabilité sur d'autres critères, des connaissances auxiliaires qui n'ont pas forcément à voir (par exemple la forme des pieds d'un être humain) ?

Arboles blancos. Epecuén.
Et puis certaines "traces" ne correspondent pas à un état particulièrement ordonné : par exemple, une ville détruite par une bombe constitue une trace du désastre, mais la ville détruite est moins "ordonnée" que la ville d'origine. En fait il semble que pour reconnaître ce qui constitue une "trace" du passé, nous faisons appel, à un certain nombre de connaissances qui n'ont pas forcément de rapports avec la notion d'entropie .

Il n'est pas impossible que tout ceci, et tout ce que recouvre pour nous la notion de passé en général s'explique ultimement par une "hypothèse du passé" sinon directement sur l'entropie, comme le propose David Albert, c'est à dire par un état très particulier à l'origine de l'univers. Mais disons qu'il s'agit, en l'état, d'extrapolations et qu'il faudrait encore combler quelques trous pour pouvoir l'affirmer avec certitude.

Une direction sans irréversibilité ?

Au fond est-ce qu'il n'y aurait pas plutôt une simple corrélation entre ces aspects et l'augmentation de l'entropie, explicable par la direction du temps, plutôt qu'une véritable réduction ? Ne faudrait-il pas expliquer l'augmentation de l'entropie par la flèche du temps plutôt que l'inverse ?

Ceux qui ne sont pas convaincu par ces tentatives de réduction font valoir que la réversibilité des lois est en principe une notion indépendante de celle de direction du temps. On peut avoir une directionnalité dans un univers réversible.

Ainsi pour Maudlin (de qui je tire également certains des arguments précédents ref), quand on invoque l'hypothèse du passé, il faut comprendre qu'il existe un état initial, à partir duquel les lois de la physique vont se dérouler, ce du passé vers le futur. On ne commence jamais par fixer les conditions futurs : ce qu'on entend par état initial, ce n'est donc pas la direction d'entropie faible, c'est simplement un état fixe donné dont on va ensuite déterminer l'évolution au cours du temps.

(On peut observer à ce titre que fixer des conditions futures qui permette de respecter la seconde loi de la thermodynamique en déroulant les lois à l'envers s’apparenterait à une espèce de conspiration, comme si on plaçait les boules de billards un peu partout sur une table, et qu'on les frappait de manière à ce qu'elles se regroupent comme par magie en triangle au milieu de la table.)

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Pour Maudlin, la direction du temps est le sens dans lequel les lois physiques se déroulent, et que celles-ci soient réversibles ou non importe finalement assez peu. L'augmentation statistique de l'entropie avec le temps s'expliquerait en fait par cette directionnalité des lois plutôt que l'inverse. C'est bien, après tout, le sens qu'il y a à parler de loi "d'évolution", et définir le passé comme la direction de faible entropie, ce serait en quelque sorte mettre la charrue avant les bœufs.

On peut ne pas être entièrement convaincu par ces arguments. Cependant les philosophes qui ne pensent pas que les lois de la nature ou les rapports de causalité se réduisent à de simple enregistrements de régularités, mais qu'ils gouvernent réellement les phénomènes, c'est à dire qu'il y existe une forme de nécessité physique (nous avions vu des arguments en ce sens dans un article sur les lois de la nature), ont de bonnes raisons d'adhérer à l'idée de direction intrinsèque du temps.

Finalement penser que la direction du temps est réductible à l'état de l'univers à différents instants revient en quelque sorte à faire un pas de plus dans la spatialisation du temps : tout comme, dans l'espace, il n'y a aucune direction qui se différencie des autres, il n'y aurait aucune différence fondamentale entre passé et futur. Mais comme le remarque Maudlin, il n'est pas possible d'être désorienté dans le temps comme on est désorienté dans l'espace. On peut ne plus savoir où est le nord et le sud, et même où est le haut ou le bas, mais dire qu'on ne sait plus dans quelle direction se trouve le futur, ça ne semble pas faire sens. Il n'existe pas de "boussoles temporelles"...

La direction du temps semble être un concept primitif qui fait que le temps est différent de l'espace, et en faire un aspect dérivé de l'état de l'univers à différents instants serait donc douteux.

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Conclusion

Voilà donc un petit éventail des positions possibles sur le sujet de la direction du temps. Certaines sont réductionnistes, et invoquent une hypothèse de passé pour l'expliquer. D'autres pensent qu'elle est fondamentale, soit qu'elle est fondée sur des lois irréversibles, soit qu'elle est intrinsèque au temps et implicite dans la notion même de loi physique.

Le défi pour les réductionnistes est de parvenir à fonder l'ensemble de nos attitudes et expériences communes par rapport au temps sur cette hypothèse du passé uniquement. Leurs opposants vont justement s'appuyer sur nos intuitions pour faire valoir que l'idée de direction intrinsèque fait plus sens, qu'elle s'accorde mieux avec l'idée que les lois naturelles expriment une nécessité physique et qu'elle permet mieux d'expliquer ce que le philosophe Sellars appelle "l'image manifeste du monde" (par opposition à "l'image scientifique"), c'est à dire notre expérience commune de la causalité et nos intentions envers les événements passés et futurs.

Encore une fois, comme c'est généralement le cas en métaphysique, on voit que ces questions ne peuvent être résolues sur la seule base de l'expérimentation ou du contenu des théories scientifiques : il faut faire entrer d'autres choses moins décisives (comme nos intuitions) dans la balance.

Alors, le temps a-t-il une direction intrinsèque ? Peut-être que l'avenir nous le dira.

2 commentaires:

  1. J'aimerais beaucoup lire Tim Maudlin, mais je ne trouve que des livres en anglais... N'y a t-il pas de traductions?

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